L'afrique en marche

Afrique/Zone de libre-échange continentale : Un fourvoiement collectif ?

 (Une contribution de Emery Patrick Effiboley, enseignant chercheur à l’UAC)

Alors que Dr Yossounon Chabi, directeur général de l’Agence béninoise de régulation pharmaceutique a fait publier une lettre datée du 5 octobre dernier, demandant le retrait de la vente d’un lot de paracétamol comprimés, votre site publie la présente contribution du professeur Emery Patrick Effiboley intitulée : « Zone de libre-échange continentale : un fourvoiement collectif ? ». Le professeur Emery Patrick Effiboley est enseignant chercheur à l’Université de Calavi et actuellement chefdu Département d’histoire et d’archéologie de ladite université. Lire ci-dessous l’intégralité de sa contribution rédigée en mai 2018 tout en espérant  une prise de décisions idoines par les pouvoirs publics pour notre santé collective.

Zone de libre-échange continentale : un fourvoiement collectif ?

Emery Patrick Effiboley

Enseignant-chercheur

Université d’Abomey-Calavi

Alors que plus des trois quart des dirigeants africains signent le 21 mars dernier à Kigali au Rwanda le pacte de libre circulation sur toute l’étendue du continent africain (Moore, 21-3-2018) et que le gouvernement béninois « approuve mais diffère la signature de l’accord selon le compte-rendu du Conseil des ministre du 21 mars dernier (Mèhouénou, 22-03-2018), il paraît urgent de mener la réflexion sur une telle initiative pour en analyser le contexte, la pertinence et les enjeux qui s’y logent. En attendant que les politistes et les théoriciens des relations internationales, les historiens, les sociologues, les philosophes s’en emparent, on l’espère, dans un cadre approprié, il nous paraît nécessaire et urgent d’apporter quelques éléments d’éclairage en vue d’aider à une décision politique heureuse pour le bonheur des peuples africains. 

Vue partielle de la réunion des chefs d’Etat à Kigali (Photo : Jean Bizimana, Agence Reuters)

Le pacte de libre échange continental est le dispositif légal qui va permettre la libre circulation des biens et peuples sur tout le continent, du Nord au Sud et de l’Est à L’Ouest. Il devra permettre à terme que le citoyen du Ghana, d’Afrique du Sud ou Maroc se sente chez lui au Bénin, qu’il aspire aux mêmes droits et soit assujettis aux mêmes obligations que le Béninois, et vice et versa. 

Mais avant cela, faisons un peu d’histoire pour rafraîchir la mémoire au sujet des grands ensembles politiques qui peuvent forcer notre admiration aujourd’hui. 

Lorsque l’on observe les grands ensembles politiques qui interagissent sur la scène internationale, il y a les Etats-Unis d’Amérique, l’Union Européenne et les autres qui sont tus ici pour ne pas trop rallonger cette analyse. L’histoire nous indique que les Etats-Unis d’Amérique est une ancienne colonie britannique constituée sur le sang des peuples autochtones, au prix du gommage de leurs mémoires et à la sueur du travail servile de millions d’Africains. Elle s’est étendue territorialement au point de ravir la première place à la Grande Bretagne qui jusqu’à la veille de la première guerre mondiale (1914-1918) était la première puissance économique et militaire du monde. Les USA sont constitués d’Etats ayant leurs propres lois, tout en disposant d’une politique fédérale dans certains domaines dont la diplomatie, la défense, etc. Donc la configuration de la société étasunienne est le résultat de plus de deux siècles de violences, de sacrifices, de concessions. Malgré cela, la violence est encore quotidienne et les discriminations, notamment raciales, toujours présentes.

Le second grand ensemble est celui de l’Union Européenne (UE). L’UE, elle aussi a une longue histoire même si elle n’est pas séculaire. En effet, c’est en 1957 que quatre pays se mettent ensemble pour créer la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA). L’organisation a évolué autour de ces deux intérêts économiques, le charbon et l’acier pendant plusieurs années avant de s’élargir progressivement à d’autres pays mais aussi à la dimension douanière par le Traité de Schengen qui a consacré en 2002, la circulation des biens et des personnes. Mieux encore, pour amorcer l’union progressive des peuples, il a été mis en place le programme d’échanges universitaire, ERASMUS, qui permet à des étudiants d’un pays A d’aller étudier dans un pays B. Ce programme dont on a fêté les 30ans en 2017 a permis d’avoir aujourd’hui des familles binationales, franco-allemande, franco-néerlandaise ou italienne, germano-portugaise, ou encore italo-danoise, qui constituent les socles sur lesquels l’UE continue de se bâtir. En dehors du secteur de l’éducation, il y a plusieurs autres programmes tels la Politique agricole commune (PAC), et bien d’autres encore. Malgré ces solides pas réalisés depuis plus d’un demi-siècle, l’Union reste toujours relativement fragile. Les pays ou citoyens de pays aux faibles revenus continuent de se considérer comme ne bénéficiant pas d’assez d’efforts de l’Union. On se rappelle encore qu’en 1986, lorsque l’Espagne et le Portugal devaient l’intégrer. La radio RFI était une des tribunes où les voix les plus autorisées exprimaient leurs réticences quant à l’intégration de ces deux pays, compte tenu de leur niveau économique d’alors. Les populations des anciens pays du bloc socialiste n’ont pas encore totalement fondu dans l’Union Européenne. Les jeunes roumains délinquants, qui commettent des larcins un peu partout en Europe, constituent encore un problème pour les pays comme la France. A preuve, pendant les vacances d’été, des détachements de policiers roumains sont envoyés par exemple à Paris pour pouvoir aider la police française à gérer cette masse de voyous. Globalement, malgré ces décennies d’existence, l’UE fait son bonhomme de chemin avec ses succès et ses imperfections. 

Mais pourquoi veut-on une zone de libre échange à pas de charge en Afrique? Pourquoi se hâte-on pour un projet que certains ont réalisé avec patience et abnégation sur plusieurs décennies ? Pourquoi n’essaie-t-on pas de mettre en place des politiques publiques qui ‘’cohèrent’’ progressivement les peuples pour enfin atteindre l’objectif dans quelques décennies ?

Avant d’aborder les tenants et aboutissants d’un tel projet continental, il paraît nécessaire de faire quelques rappel historiques. Il est connu de tous qu’avant la rencontre avec l’Occident au 15ème siècle et durant ceux qui l’ont suivie, les peuples africains vivaient de manière autocentrée même s’ils entretenaient des relations très poussées entre différentes entités politiques. L’économie était d’abord basée sur les forces locales pour satisfaire, au prime abord, les besoins locaux. L’extraversion s’est donc installée grâce à l’évangélisation renforcée par la colonisation.

La reprise en main des anciennes colonies à l’ère de la globalisation totale, à la faveur des moyens de communication qui raccourcissent drastiquement le temps et les distances, en opposition à la globalisation amorcée au 15ème siècle, les ex-puissances coloniales veulent toujours contrôler les différents marchés d’approvisionnement et d’écoulement dans le monde et en particulier en Afrique.  

Dr. Olajumoke Yakob-Haliso, enseignant-chercheur au département de sciences politiques et d’administration publique du Babcock University au Nigeria a écrit un article sur la fraude alimentaire où elle indique que, selon la ‘’United States’ Grocery Manufacturers Association’’, plus de 10% des produits alimentaires à travers le monde sont des produits frelatés. Selon la même chercheuse nigériane, les statistiques sont peu disponibles en ce qui concerne l’Afrique. Toutefois, elle mentionne la ‘’Confederation of Tanzanian Industries’’ qui estime que près de 50% des produits manufacturés importés dans le pays y compris l’alimentaire, les produits pharmaceutiques et les matériaux de construction sont de mauvaise qualité. Si avec nos frontières garanties par la souveraineté nationale des Etats, cette situation prévaut, on est donc en droit de s’interroger sur ce que serait la qualité des produits consommés en Afrique lorsque ce projet hâtif de zone de libre circulation prendrait effet. C’est peut-être notamment pour ces raisons-là que le président Muhammadu Buhari a renoncé à faire le voyage de Kigali du 21 mars dernier à la dernière minute. Jina Moore, dans un article paru dans version électronique de The New York Times écrit: « Muhammadu Buhari, le président du Nigeria a subitement annulé le voyage de Kigali, Rwanda, où l’accord devait être signé. Bien que son cabinet ait dit que l’accord créerait des emplois et stimulerait la croissance, les cadres ont dit que l’accord requérait plus de temps de consultation. (Traduction personnelle de Moore, 22-03-2018)» Mais le journaliste mentionne également que le ‘’Nigeria Labour Congress’’, l’organisation du patronat, s’est opposée au projet au motif qu’elle n’a pas été préalablement consultée. Jina Moore rapporte que selon le journal, The Daily Trust, l’organisation patronale aurait qualifié le pacte de « projet néolibéral radioactif ». On peut donc imaginer le degré de nocivité suspecté par l’organisation patronale nigériane.

Au Bénin, le gouvernement entend engager la discussion avec les partenaires sociaux, à en croire l’article de Josué Sohouénou cité auparavant. Compte tenu des difficultés économiques actuelles du pays et de la situation du dialogue social quasiment en souffrance, caractérisée par une grève qui a récemment atteint son épilogue, il est très compliqué de s’embarquer dans un tel projet qui devra induire des changements sociétaux majeurs.

Au vu des dissensions au sein du Nigeria voisin qui par ailleurs est la première économie de l’Afrique, il est peut-être sage et préférable pour le Bénin de ne pas signer un tel pacte et de prendre le temps nécessaire pour en étudier les conséquences. En attendant, le gouvernement peut prendre le leadership de la mise en place de politiques publiques fédératrices dans le domaine de l’économie, de l’éducation, et de la culture pour favoriser l’union des peuples. Sur le plan économique, il urge d’enclencher des politiques industrielles pour transformer, ne serait-ce que de façon partielle, nos matières premières. Le Bénin, qui a déjà une expérience en textiles sous le pouvoir révolutionnaire, peut reprendre cette production pour effectivement mettre à disposition des produits pour la consommation locale et le marché continental en construction. Cela nécessite la mise en place d’une politique douanière pour limiter l’importation de friperies qui envahissent nos rues. Il pourra aussi et surtout envisager par exemple un programme d’échange d’étudiants à l’exemple du programme ERASMUS de l’Union Européenne qui favorisera à termes le brassage culturel et des cultures administratives auprès des jeunes qui auraient bénéficié de séjours à l’étranger. Cette démarche renforcera l’action des organisations comme la CEDEAO qui se trouve historiquement et culturellement plus cohérente (lire Effiboley, 2017) comparativement à l’UEMOA qui elle est d’une pertinence relative. Car fonder la communauté sur les liens historiques multiséculaires vaut mieux que celui sur le partage de la langue française toujours étrangère à bien des égards.

Quelques références

Effiboley, Emery Patrick, (2017), La perception des arts comme frein à la constitution d’un marché en Afrique de l’ouest, in Kodjona Kadanga, (dir.) Dimension culturelle du développement et intégration régionale dans l’espace UEMOA : défis, enjeux et perspectives, Lomé, Presses de l’IRES-RDEC, 151-170.

Kekana (Mahadi), (29-03-2018), Class action suit against Tiger Brands set in motion, Article paru sur le site le journal sud-africain, Mail & Guardian du 29-03-2018, https://mg.co.za/article/2018-03-29-class-action-suit-against-tiger-brands-set-in-motion?utm_source=Africa.com&utm_campaign=17cbfe6be4, (Consulté le 30-03-2018). 

Mèhouénou (Josué), (21-03-2018) Création de la Zone de libre échange continentale africaine: Le Bénin approuve mais diffère la signature de l’accord. Article paru sur https://www.lanationbenin.info/index.php/actus/159-actualites/15484-creation-de-la-zone-de-libre-echange-continentale-africaine-le-benin-approuve-mais-differe-la-signature-de-l-accord (Consulté le 25-03-2018).

Moore, Jina (21-03-2018) Most of Africa’s Leaders Sign On to Continent-Wide Free Trade Pact, The New York Times, https://www.nytimes.com/2018/03/21/world/africa/trade-nigeria-south-africa.html (Consulté le 22mars 2018).

Yakob-Haliso (Olajumoke), Food, Food Fraud in Urban Africa, texte publié sur le 24 mars 2018 sur le forum, http://groups.google.com/group/USAAfricaDialogue. 

Sites Internet

https://qz.com/1226112/fake-food-or-fraud-food-in-nigeria-kenya-and-other-african-countries/ 

https://www.foodsafetymagazine.com/magazine-archive1/februarymarch-2014/trends-and-solutions-in-combating-global-food-fraud/

Site www.lafriqueenmarche.com du 08 octobre 2021. 

Bénédicte DEGBEY

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